Antonio Rosmini
Expérience et
Témoignage
mise en ligne le 21 décembre 2012
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Antonio
Rosmini
Méditation
sur le Cantique de Marie1
Préambule
1. Quand Marie apprit de l'ange que sa cousine
Élisabeth, pourtant stérile et âgée, avait conçu un enfant et qu’elle en était
à son sixième mois, elle en fut bouleversée. Poussée par l’affection, Marie
décide de rendre visite aussitôt à Élisabeth afin de se réjouir avec elle pour
cette grâce reçue de la maternité qu'elle avait depuis si longtemps implorée et
que le Seigneur lui avait miraculeusement accordée. Ce n'était pas cependant par un effet naturel
de sa parenté ; c'était, bien
davantage, un élan surnaturel qui lui venait du Sauveur qu'elle portait en son
sein.
Elle s'en fut diligemment, disent les Saintes
Écritures, vers la maison où habitait Élisabeth, dans la cité sacerdotale d'Ébron,
accrochée à une petite montagne ; diligemment, en toute hâte, pour exprimer
sans doute la jubilation intense de l'Esprit Saint qui l'animait. Et, pendant
ce voyage long et pénible (il semble que c'était là ses premiers pas depuis
l'annonce de l'Ange), elle commençait de la sorte à exercer le devoir lié à sa
nouvelle dignité de Mère de Dieu.
En effet, élue parmi toutes les femmes pour
offrir au monde le Dieu incarné, son Sauveur, elle, la première de toutes, s'en
allait porter la source de toute sainteté dans la maison d'Élisabeth, et
sanctifier ainsi cette maison, en sanctifiant la mère de celui qui était
destiné à devenir le Précurseur du Sauveur. Et, en sanctifiant le Précurseur avant même sa naissance, elle
lui apportait l'onction qui le rendait digne de sa sublime mission. A dire
vrai, à peine avait-elle entendu la voix de Marie la saluant affectueusement,
qu’Élisabeth fut remplie de l'Esprit Saint et qu’elle sentit son enfant exulter
de joie en elle.
Alors, pleine d'une sainte ferveur, et ayant
reconnu le mystère par une intuition surnaturelle, elle s'écria :
"Tu es bénie entre toutes
les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni.
Comment ais-je ce bonheur que
la mère de mon Seigneur vienne jusqu'à moi?
Car lorsque j'ai entendu tes
paroles de salutations, l'enfant a tressailli d'allégresse au-dedans de moi.
Heureuse, celle qui a cru à
l'accomplissement des paroles du Seigneur !"
2. Aussi, répondant à ces paroles
prophétiques, Marie entonne-t-elle ce cantique admirable qui surpasse en sagesse
et en beauté ce que, dans l'Ancien Testament, ont chanté toutes les autres
femmes et tous les prophètes. Mais ici, la Mère de Dieu inaugure, pourrait-on
dire, l'œuvre de la Rédemption, en anticipant l'annonce de l'Évangile :
elle en proclame les thèmes, elle en résume la sagesse, elle en prophétise les
effets infaillibles et merveilleux au bénéfice du genre humain. Voici donc ce
qu’elle dit :
Mon âme exalte le Seigneur,
et mon esprit trésaille de joie
en Dieu mon sauveur,
parce qu’il a jeté les yeux sur
l’abaissement de sa servante.
Oui, désormais, toutes les
générations me diront bienheureuse,
Car le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses.
Saint est son nom,
et sa miséricorde s’étend d’âge
en âge sur ceux qui le craignent.
Il a déployé la force de son
bras,
il a dispersé les hommes au
cœur superbe.
Il a renversé les potentats de
leurs trônes et élevé les humbles,
Il a comblé de faim les affamés
et renvoyé les riches les mains vides.
Il est venu en aide à Israël,
son serviteur,
se souvenant de sa miséricorde,
– selon qu'il l'avait annoncé à
nos pères –
en faveur d'Abraham et de sa
postérité à jamais."2
Nous allons reprendre maintenant verset par verset cet hymne,
cette sublime réponse que fit Marie à sa cousine, pour en considérer tous les
nobles sentiments qui l'accompagnent.
Partie I
3. Lorsque Marie entend Élisabeth célébrer
aussi magnifiquement sa foi et la félicité de sa glorieuse élection de mère du
Seigneur, remplie d'un profond sentiment d'humilité et de gratitude à la fois,
elle commence par en restituer toute la gloire au Seigneur, et à en attribuer
toute la grandeur à lui seul. Non qu'elle ne méconnaisse ni ne nie cette
grandeur qui lui est ainsi faite, comme l'aurait poussé à le faire une fausse
humilité, bien au contraire, elle s'en montre consciente et la professe, mais
uniquement comme étant l’œuvre du Seigneur : "Mon âme exalte le
Seigneur", dit-elle, ce qui signifie qu'elle en mesure la grandeur
"et mon esprit trésaille de joie en Dieu mon sauveur, parce qu’il a jeté les yeux sur
l’abaissement de sa servante".
4. Toutes ces paroles méritent d’être méditées
attentivement. La Vierge qui porte le Christ en son sein, exprimant la
plénitude de ses émotions, évoque son âme qui magnifie le Seigneur et son
esprit qui exulte en lui. Ce sont les deux parties dont tout l'homme est
composé : la partie inférieure, qui est animalité, et qui est souvent appelée
âme dans les Écritures, et la partie supérieure, qui est l'intelligence, et que
l'on appelle esprit. La Vierge commence par dire comment la partie inférieure,
sublimée en elle, lui fait sentir la grandeur du Seigneur, parce le Seigneur,
justement, en venant habiter en son sein et en prenant ainsi chair humaine,
s'est uni à elle corporellement et de cette façon a élevé son corps au temple
vivant de Dieu, en lequel s'est répandue une joie céleste. Elle est ainsi
devenue la Mère du Très Haut, avec toute cette plénitude de la grâce que l'Ange
lui avait déjà annoncée. Et, comme chez les autres enfants d'Adam, c’est dans
la partie inférieure que se situe le trouble originel et que la chair y lutte
contre l'esprit, ainsi dans la Vierge immaculée, destinée à être et faite Mère
de Dieu, la chair de celle-ci se devait d’être le véhicule de la plus sublime
sanctification de l'esprit.
5. L’on observe donc que Marie attribue à son
âme la sensation de la grandeur du Seigneur et à son esprit l'exaltation et la
joie ; or, ne serait-il pourtant pas plus normal d'attribuer à l'esprit,
qui est faculté intellective, la connaissance du Seigneur et à l'âme, qui
est sentiment corporel, d'éprouver de
la joie?
La raison pour laquelle Marie dit le contraire
est profonde : elle veut démontrer combien noble et élevée est cette joie
qu'elle expérimente en son âme, en indiquant quel effet extrême cela produit en
elle, et qui est la connaissance de la grandeur du Seigneur. En effet, c'est
une joie sensible qui illumine son esprit, la joie de la chair immaculée et
sanctifiée, en rien différente de celle qu'éprouvent toutes les autres
créatures humaines que sont les mères : une joie qui ne s'arrête pas à la chair
seule, mais qui porte à l'esprit le plus grand argument et l’immense édifice de
la grandeur divine.
Ensuite, pour un motif semblable, elle
attribue sa joie exultante et festive à l'esprit, c'est-à-dire à son
intelligence spirituelle, pour démontrer que de son esprit, rempli de lumière
céleste, lui vient sa jouissance. Il n'est en elle nulle connaissance, nulle
sagesse aride et froide, mais une connaissance vive et chaleureuse, qui la fait
exalter dans le Seigneur : c'est cette exaltation qu'elle exprime ainsi comme
le fruit le plus rare et le plus achevé de la contemplation de son esprit.
Comme alors le sens corporel de Marie s'élève jusqu'à la pensée qui s'ouvre aux
grandeurs du Seigneur, l'esprit très sage de Marie descend jusqu'en son sein,
et la fait exulter dans ce Seigneur dont elle célèbre avant tout la grandeur.
6. Avec l'âme elle se tourne vers le Père,
avec l'esprit elle s'en réfère au Fils. Le Père céleste est celui à qui cette
tendre épouse offre le tribut de son âme ; le Seigneur en lequel son esprit, sa
pensée contemplative, exulte de joie, est le Verbe éternel, qu'elle porte en
son sein et qu'elle se complaît à appeler son Sauveur.
Son Sauveur et son Dieu, David l'avait déjà
nommé ainsi, comme les Prophètes qui avaient annoncé depuis les temps anciens
sa future incarnation. Mais n'est-ce pas avec un sentiment encore plus grand
que celui des prophètes que Marie devait l'appeler son Sauveur? Avec quelle
joie ineffable et inimaginable proclamait-elle d'être la première rachetée, la
première libérée du péché, de la mort, de l'ennemi infernal!
7. Et alors qu'elle dit exulter en Dieu son Sauveur,
elle tait d'en être la mère ; ceci reste dans le secret de son cœur, secret
inexprimable, dont l'épouse du Cantique des cantiques tire la plus savoureuse
des jubilations, tout son bien propre que personne ne peut comprendre, qui ne
peut être communiqué :
"Je suis à mon bien-aimé,
et mon bien-aimé est à moi (Ct, 6, 3 )".
Les autres ne pouvant l'imaginer que de très
loin, Marie, sans un mot, les laisse s’y essayer. Seule Elisabeth, qui l'avait
reconnue et proclamée Mère du Seigneur, par la ressemblance de son état et par
le don ainsi reçu, pouvait le mieux s'en approcher.
8. Ce fut donc Marie qui, la première de tous
dans le Nouveau Testament, confessait sa foi dans la divinité de Jésus Christ.
Ce fut ensuite Pierre, qui, en déclarant : " Tu es le Christ, le Fils
du Dieu vivant" (Mt 16, 16), mérita de devenir la pierre fondamentale
de l'Église. Marie professa que le Christ est Dieu avant même sa naissance,
avant qu'il l'annonça lui-même au monde avec sa prédication et le confirma de
ses œuvres prodigieuses.
Et c’est à cause de ceci qu’elle mérite
vraiment l'éloge que lui faisait sa cousine : "heureuse est celle qui a
cru" (Lc 1, 45). Taisant sa propre maternité, taisant ce qu'elle savait ne
pouvoir être exprimé par les mots, elle n'oubliait pas cependant de glorifier
son Dieu. Et elle évoquait comme motif du rapt de son âme et de l'exaltation de
son esprit que Dieu son Sauveur "
a jeté les yeux sur l'abaissement de sa servante".
Avec
ces seuls mots, elle disait tout. Sa pensée courrait spontanément à s'approfondir
dans l’humilité par cet acte dont elle sentait pourtant qu’il la portait si
haut, en dehors de toute mesure. Mais cette humilité, cet anéantissement est
argument pour la gloire de Dieu qui fit tant en elle. Il fit tout d'un seul
regard, avec lequel il daigna regarder
avec autant d'amour sa servante, qui lui était tellement fidèle, parce qu'elle
avait su se considérer si humblement au point de se juger comblée d'être sa
servante, de proclamer d'être sa servante, en raison de quoi elle fut élue pour
être Mère.
II
9. Et ici commence cette magnifique prophétie,
avec laquelle la Reine des Prophètes, déchirant le voile du futur, pénètre et
dévoile tout ce que devait faire Dieu, son Sauveur et son Fils, en sanctifiant
les hommes, en changeant la face de la terre et en rassemblant enfin tout son
peuple élu en accomplissant les promesses faites à Abraham et à ces Pères qui
lui ont succédé.
10. Tout d'abord, elle évoque de ce que Dieu a
réalisé en elle, et qui est qu'elle a été déjà conçue dans la pensée de Dieu
comme sa première progéniture, avant même toutes les autres créatures, comme le
dit l'Église à son propos. Et parce qu'elle est la plus sainte des créatures et
parce que les toutes choses ont été créées par Dieu pour le service de la sainteté,
elle est donc devenue comme la finalité du monde, après le Christ, et la
finalité de l'œuvre est celui qui a été ainsi conçu en premier dans l'esprit du
créateur.
Aussi, comme le Christ, Dieu incarné, est le
principe de toute sainteté et l'auteur de tous les saints, elle est le principe
du Dieu incarné. Et, comme la mère précède autant dans l'ordre des pensées que
dans celui des causes du fils, ainsi Marie, qui ne peut précéder le Verbe divin
parce que généré depuis toute éternité, peut cependant précéder et a précédé le
Verbe incarné, parce qu'elle lui offrit elle-même l'humanité dans ses
entrailles si pures. Et l'humanité du Verbe est donc vraiment l'instrument du
salut du monde et la sanctification de tous les saints. Ce qui explique que
dans sa prédication, Marie commence ainsi à partir d’elle-même :
"Oui, désormais, toutes les générations me diront
bienheureuse,
Car le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses.
Saint est son nom,
et sa miséricorde s’étend d’âge
en âge sur ceux qui le craignent".
11. Avec ces mots, elle désigne encore mieux
les effets de ce regard aimant que Dieu a réservé à son humble servante.
L'effet de ce regard divin produit en Marie une gloire qui s'étend à toutes les
générations. Une jeune fille, une vierge inconnue, d’un recoin du monde, un
village de montagne, une famille, une parenté dont on ne sait rien, l'humble et
pauvre Marie voit rapidement par la pensée défiler toutes les nations de la
terre, tous les siècles à venir, et de toutes ces nations, de tous ces siècles,
elle sent monter à elle une seule voie qui la célèbre et qui l'appelle bienheureuse.
Le mot bienheureux exprime tout ce qui
est de plus riche, de plus heureux, de plus grand, qui puisse advenir à un être
humain : la béatitude est l'effet, le fruit d'une authentique vertu ; c'est
l'éloge qui ne convient à rien d’autre qu'à la vertu évangélique, parce que la
seule charité du Christ mérite la béatitude. Elle signifie plus encore que la
dignité. Car ce n'est pas proprement à la maternité que ce mot fait allusion,
mais à la divine sagesse et à la parfaite sainteté à laquelle renvoie les
paroles du Fils commentant les paroles de sa Mère, lorsqu'il s'adresse à la
femme qui s'exclamait : "Heureux le ventre qui t'a porté et le sein qui
t'a donné du lait", en lui répondant ainsi : "Heureux plutôt ceux qui
écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique" (Lc 11, 27-28).
12. Et ici, remarquons comment Marie, en
proclamant sa propre béatitude, en attribue toute la gloire à Dieu :
toutes les générations futures la diront bienheureuse, non parce qu'elle fait
œuvre de quelque chose, mais parce que le Seigneur fait en elle et pour elle de
grandes choses. Ici, elle introduit dans le discours qu'elle est seulement une
créature qui reçoit tout de son Créateur, ce qui est le langage de la vérité et
de l’humilité la plus parfaite.
13. Celui qui fait ainsi en elle de si grandes
choses est tout puissant. Et en appelant Dieu le Tout-Puissant, elle démontre
la faiblesse de tous les hommes. Elle ne reconnaît puissant nul autre que Dieu,
nul autre que son Sauveur, nul autre que celui qui naît de ses entrailles.
Combien alors l'esprit de cette humble jeune fille s'élève-t-il au-dessus des
toutes les grandeurs et les prétentions humaines!
Et de la façon dont son esprit mesure les
choses, nous pouvons en déduire comme grandes doivent être ces choses que fit
en elle le Tout-Puissant. Comme elle ne reconnaît autre Tout-Puissant que Dieu,
elle ne peut reconnaître autre grandeur que la grandeur divine. En disant que
le Puissant a fait en elle de grandes choses, elle en vient à dire que les
choses faites en elle sont grandes à la mesure de Dieu même. Elles sont grandes
d'une grandeur absolue, de cette grandeur par rapport à laquelle toutes les
choses que font les puissants de ce monde, les princes, les rois, les empereurs
les plus grands ne sont que choses petites et nulles, parce que parce que
faites par des faibles et non par le Puissant. Et, vraiment, l'incarnation
opérée en elle est la plus grande de toutes les œuvres divines, parce que la
plus grande dans la création.
14. Mais Marie ne se contente pas d'exalter la
gloire de son Seigneur, par l'exaltation de ce que sa puissance et sa grandeur
infinie fit en elle ; elle veut aussi lui offrir la louange la plus parfaite,
celle de la sainteté, en ajoutant : Saint est son nom.
De la sorte elle évoque à nouveau ce que lui
avait dit l'Ange : celui qui devait naître d'elle serait saint et serait appelé
Fils de Dieu. Ainsi, elle fait comprendre que les grandes choses accomplies en
elle par le Puissant ont pour fondement le nom de Dieu, le nom saint de celui
que "le Père a consacré et envoyé dans le monde" (Jn, 10, 36),
et qu'elles sont toutes ordonnées à la sanctification des hommes, puisque la
sainteté et le perfectionnement sont, en quelque sorte, la couronne des toutes
les oeuvres du Seigneur. Ce perfectionnement, l'Éternel avait décidé de
l'ajouter à l'œuvre de sa création par son Fils revêtu de chair humaine, et par
l'Esprit Saint qui procède de lui.
Et c'est afin de démontrer que les grandes
choses faites en elle tendent toutes à sanctifier le monde, en renouvelant le
genre humain et le sauvant, que Marie ajoute : "sa miséricorde s'étend
d'âge en âge sur ceux qui le craignent."
15. Avec ces paroles, Marie se fait signe de
passage du récit de ce que Dieu a fait de miséricordieux jusqu'à son temps, à
la prédiction de ce qui devait être fait de son temps jusqu'à la fin des
siècles.
Après avoir mentionné les grandes choses qui
lui sont octroyées, parmi lesquelles la dignité conférée de Mère de Dieu que
n'offense pas sa virginité immaculée, non moins que la sainteté correspondant à
tant de dignité, puisqu’en elle a opéré le Puissant dont le nom est Saint, elle
conclue que la divine miséricorde et bonté qui s'était déjà manifestée en Adam,
Abel, Set, Abraham, et tous les autres Patriarches et les fidèles Israélites,
n'en est pas moins venue en son temps : bien au contraire, elle a fait en
elle la manifestation la plus grande, et prouve ainsi que, transmise de père en
père, de lignée en lignée, elle ne diminue ni ne se perd, parce qu'elle trouve
des âmes qui craignaient le Seigneur.
En ceci aussi, Maria loue les vertus de
l'humilité. En fait, les superbes et les présomptueux ne craignent rien ; mais
les humbles qui se jugent pauvres, bas, faibles, comme l'est en vérité tout
homme, craignent seulement celui qui est puissant, et nulle autre chose ou
nulle autre personne : ils ne craignent que lui et ne dépendent fidèlement
que de ses paroles et de ses signes, même les plus infimes.
16. Ce sentiment de crainte était plutôt celui
des justes des temps anciens, mais beaucoup plus encore, celui des justes des
temps nouveaux est le sentiment de l'amour. Durant l'antique pacte, Dieu avait
principalement manifesté aux hommes sa puissance, tel le Seigneur maître de la
création, en envoyant alors des châtiments exemplaires aux iniques ou en
récompensant les bons de bénéfices temporaires, afin qu'ils parviennent à
obtenir des choses plus grandes et plus spirituellement parfaites.
Il est donc naturel de craindre un
tout-puissant qui châtie, pour celui qui est un serviteur servile mais juste ;
il est naturel de craindre d'offenser un grand bienfaiteur, pour celui qui est
d’une plus juste crainte, mais un peu plus noble que le premier ; il est enfin
naturel d'aimer le bon par essence et le fondement de tous les biens naturels,
pour celui qui a une crainte filiale ; tous ces effets naturels de crainte pris
ensemble acquièrent une nature surnaturelle quand ils ont Dieu pour objet,
surnaturellement connu.
Parce que l'un ne détruit pas l'autre, chacun
ayant sa raison propre et distincte, et si la charité parfaite, comme le dit
saint Paul, génère la crainte, c'est seulement parce que d'une part elle purge
de tout élément imparfait qui pourrait
être mélangé en soi, et que d'autre part, elle le délivre de tout ce qu'il y a
en soi de perturbateur, d'incertain ou d'importun. La juste crainte de Dieu se
perd dans la charité comme une goutte d'eau dans la mer, comme une forme se
perd dans l'espace infini. Il s’ensuit que la crainte immergée dans la charité,
en conservant ce qu’elle contient d'affectueux, perd la forme de la crainte, pour prendre celle de la déférence,
du sacrifice, du cantique de louange qui offre tout honneur et toute gloire à
Dieu seul.
Et, en disant que la miséricorde de Dieu
s'étend d'âge en âge sur ceux qui le craignent, Marie signifie que ceux qui ont
le moins, qui est une crainte juste qui les fait détester le péché, ont le
plus, et qui est l'amour. Quant à ceux qui font ce qu'ils peuvent, ils
reçoivent ensuite le don de faire ce qu'ils ne peuvent faire d'eux-mêmes.
Tous peuvent craindre Dieu de quelque façon,
d'une crainte juste, mais naturelle. Dieu ne leur doit rien, et pourtant, dit
Marie, il sera envers eux encore plus miséricordieux, leur crainte sera
surnaturelle, implantée en eux par Dieu même, comme étant celle de son peuple.
Donc, craindre Dieu avec une crainte juste, qui conduit l'homme à s'abstenir
tout péché, est le principe de la miséricorde la plus grande.
17. Et ici Marie, à la charnière des deux
Testaments, l'ultime de la série des antiques Patriarches, la première des
disciples du Sauveur, veut faire savoir que si la miséricorde dispensée par le
Seigneur à ceux qui le craignent s’est maintenue jusqu'à elle de génération en
génération, d'elle aussi, comme en recommençant, elle se renouvelle et doit se
prolonger jusqu'à la fin des temps et en plus grande quantité encore dans
toutes les générations futures.
18. Et elle loue déjà en pensée tout ce que
son fils doit annoncer aux hommes, elle en sent la force, elle en prévoit les
effets et leur accomplissement. Elle a soudain la vision prophétique de la
conversion à l'Évangile de tout le monde païen, et, par la puissance de la
parole évangélique, elle le voit chavirer, se retourner, et, de fond en comble,
se réformer ; elle voit à la fin des temps entrer dans l'Église tout le peuple
d'Israël, accomplissant ainsi l'alliance éternelle, miséricordieuse et immuable
que Dieu avait scellé avec Abraham et sa descendance.
Toutes ces choses, elle les annonce en
prophéties, comme si elles étaient déjà accomplies, parce que les Prophètes
voient les choses futures comme si elles étaient déjà passées, et, comme telles
les décrivent pour indiquer la certitude de leur réalisation. Voici donc que
Marie trace la série des événements futurs, en célébrant Dieu comme s'il les
avait déjà réalisés :
"Il a déployé la force de
son bras,
il a dispersé les hommes au
cœur superbe.
Il a renversé les potentats de leurs
trônes et élevé les humbles,
Il a comblé de faim les affamés
et renvoyé les riches les mains vides.
Il est venu en aide à Israël,
son serviteur,
se souvenant de sa miséricorde,
- selon qu'il l'avait annoncé à
nos pères -
en faveur d'Abraham et de sa postérité
à jamais."
19. Les premiers mots de cette prophétie, "il a déployé la force de son bras", résument ce qui va suivre. C'est le Seigneur
qui manifeste sa puissance parce que le monde ne pouvait changer comme il le fut
par la parole évangélique, si cette parole n'avait été précédée et accompagnée
par la divine puissance. Mais cette puissance, le Seigneur la manifeste de son
bras, et par bras de Dieu, il faut entendre le Fils dans le style de la Sainte
Écriture, parce que le bras procède du corps, comme le Fils procède du Père.
Marie glorifie alors le Père, à
qui appartient la puissance, dans le Fils dont elle est la mère, qui est en,
quelque sorte, l'instrument du Père pour accomplir les grandes choses qu'il
avait déjà projetées de faire sur la terre au bénéfice des hommes. Et ceci est
en cohérence avec ce qu'elle dit au début du Cantique en magnifiant à la fois
le Père qui est son époux, et le Verbe qui est son Fils. Elle déclare accomplie
la prophétie d'Isaïe, qui invitait le bras du Seigneur, c'est-à-dire le Christ,
à venir sur la terre pour humilier les superbes :
"Éveille-toi, éveille-toi!
Revêts-toi de force, bras de
Yahvé.
Éveille-toi comme aux jours
d'autrefois,
des générations de jadis.
N'est-ce pas toi qui as fendu
Rahab,
transpercé le Dragon?
N'est-ce pas toi qui as
desséché la mer,
les eaux du Grand Abîme?
qui as fait du fond de la mer
un chemin,
pour que passent les rachetés?
Ceux que Yahvé a libérés
reviendront,
ils arriveront à Sion criant de
joie,
portant avec eux une joie
éternelle;
la joie et l'allégresse les
accompagneront,
la douleur et les plaintes
cesseront" (Is, 51, 9-11).
20. Il y a trois sources du mal, sous lequel
ploie le monde malheureux et oppressé dans l'attente de la venue du Sauveur : 1°
L'orgueil des faux savants qui ne sont que des aveugles conduisant des
aveugles. 2° L'arrogance des puissants qui, dominant avec cruauté, torturent
les faibles, parmi lesquels des milliers d'esclaves. 3° Enfin, la dissolution
des riches, qui, sans la moindre pitié pour les pauvres, passent leur vie dans
toutes sortes de délices corrompus. Ainsi, faux savoir, pouvoir et richesse
abusive sont les trois maux les plus graves, sous lesquels gémit le genre
humain humilié.
21. C'est pourquoi Marie, de son esprit
illuminé, voit déjà la sagesse humaine devenir confuse et stupide face à la
sagesse vraie et divine de son Fils, et proclame qu' "il a dispersé les
hommes au cœur superbe" ; elle voit s'effondrer les empires et, avec
eux, les régnants qui oppriment la terre ; elle voit se constituer de
nouvelles nations régénérées par le baptême, et soumises à la loi de mansuétude
et de fraternité prêchée par le Sauveur, et ajoute que celui-ci "a
renversé les potentats de leurs trônes et élevé les humbles". Elle
voit encore la charité évangélique prendre à cœur tous les pauvres et les
malheureux, lorsqu'elle dit qu'"il
a comblé de faim les affamés et renvoyé les riches les mains vides".
22. Si Jésus Christ, dans son discours sur la
montagne, par lequel il semble avoir initié dans un mode plus solennel sa
prédication publique, promulgue une doctrine toute neuve que personne n'avait
encore entendue jusqu'alors et à l'opposé de la sagesse humaine, en proclamant
heureux ceux que la sagesse humaine déclarait malheureux, heureux les pauvres,
heureux les doux, heureux les affligés, heureux les affamés et les assoiffés,
heureux les miséricordieux, heureux les cœurs purs, heureux les pacifiques,
heureux les artisans de paix, heureux les persécutés et les maudits du monde
(Mt, 5, 1612), alors l'on comprend des paroles de la Vierge, qu’avant de
prêcher sa doctrine aux autres hommes, Jésus l'avait révélée et infusée à
Marie, sa mère bien-aimée, comme s'il lui avait conféré l'honneur de l'annoncer
la première sur la terre.
Il convenait bien en effet que le Fils
honore sa Mère, comme il l'honora en
toutes les autres choses, afin que sa Mère ressemble en cela aux mères des
autres hommes, qui désirent être instruite avant que leurs enfants n'aient atteint
l'âge du savoir. Et dans les trois vers cités plus haut, non seulement Marie
montre qu'elle est en pleine connaissance de cette doctrine qui devait ensuite
être révélée au monde, et qu'elle résume avec une admirable brièveté et une
entière harmonie, mais elle en ressent aussi l'efficacité : elle lui prête
entièrement foi, elle voit clairement et elle prédit toute la merveilleuse
transformation que l'Évangile doit apporter tout autant à la petite Galilée
qu'à l'univers tout entier.
23. Et il est à relever la très grande sagesse
avec laquelle notre Prophétesse dit tout cela. Les philosophes pleins de
superbe, qui, en Grèce comme à Rome, se piquent à l'idée d'attirer à eux tous
les hommes en leur enseignant la voie du bonheur en ce monde. Mais, avertit Marie, au lieu de réussir à les rassembler sous
leur standard souverain, ils seront dispersés par la parole du Sauveur, parce
que la vérité place l'erreur en contradiction avec elle-même, si bien qu'ils ne
pourront jamais s'accorder, tant leurs opinions s'opposent entre elles, les
unes heurtant et détruisant les autres.
Et c'est ainsi qu'ils furent éparpillés, la
lumière évangélique a bien montré qu'ils se sont tous trompés, et que le
Seigneur les a dispersés sous le conseil de son cœur, parce que la sagesse
divine est la sagesse du cœur, elle n'est pas froide et vaine théorie, ni
curiosité stérile de l'esprit comme le sont les doctrines humaines. Au
contraire, elle est tout sentiment, toute vie, tout amour, parce que, comme le
dit saint Jean, Dieu est amour.
Aussi, lorsque Marie dit que Dieu, son
Sauveur, "a renversé les potentats de leurs trônes, a élevé les humbles
", ne lui vient-il pas à l'esprit l'empereur romain, persécuteurs des
disciples du Christ, dépossédé de son trône, et Pierre, le pauvre pêcheur de
Galilée, par qui survint la ruine du palais des César, et dont le règne
glorieux s'étendit du Vatican sur toute la terre pour les siècles des siècles,
de ce règne magnifique que le Verbe de Dieu édifia par son vicaire sur les
lieux même de son calvaire?
Et quand elle dit qu'il "a comblé de
biens les affamés, et a renvoyé les riches les mains vides", ne lui
vient-il pas à l'esprit le sort des
illustres maisons de Rome et d'autres pays, toutes tombées, appauvries,
éteintes, suscitant à l'opposé tant de familles nouvelles d'origine pourtant obscure,
barbare, devenant si riches et si puissantes? Et ne pense-t-elle pas encore aux
esclaves libérés, aux prisonniers humainement traités, aux petits enfants et
aux veuves secourus, aux pauvres aidés, nourris, et unis aux riches avec cette
délicate sollicitude que doit avoir la charité chrétienne?
Voici donc les œuvres de Dieu que Marie nomme
son Sauveur. Il suffit de jeter un rapide regard sur ce que devient la terre
après la diffusion de l'Évangile, pour la voir couverte d'innombrables
instituts de bienfaisance voués à tenter de résoudre toute sorte de misère, et
de remarquer par ailleurs un mouvement sans cesse croissant dans le cœur des
chrétiens tournés vers le bien de l'humanité, pour reconnaître avérée la
prophétie de l'Épouse et de la mère de Dieu, disant que le Christ nourrirait
les pauvres de tous biens, en laissant dépouillés les riches cruels.
24. Voici encore l'œuvre de l'Évangile
préconisée dans le Cantique de Marie : la sagesse humaine confuse remplacée par
la sagesse divine, la puissance humaine rabaissée et remplacée par la
mansuétude sociale ; la cupidité frustrée et remplacée par la charité
universelle ; voici la réforme du monde, œuvre commencée et déjà portée en
avant dans le cours des siècles passés, mais qui doit encore parvenir à sa
perfection qui sera contemporaine de la perfection de la société humaine.
Quand de telles œuvres seront accomplies, dit
Marie, Dieu se souviendra de son antique miséricorde, et, après avoir éduqué et
sanctifié tous les idolâtres, il prendra aussi dans son sein son serviteur
Israël, en l’accueillant en son Église. Déjà, les prophètes avaient prédit la
conversion des hébreux à l’Évangile, comme Isaïe qui avait dit que Dieu
rassemblerait tous ses enfants dispersés, et comme le Christ lui-même avait
promis que, un jour, il n’y aurait plus qu’un seul troupeau et un seul pasteur.
Saint Paul avait lui aussi espéré que l’entrée
dans l’Église de tous les enfants dispersés apporterait une nouvelle ferveur,
une charité plus ardente, avec laquelle la descendance d’Abraham devrait avoir
réparé sa longue infidélité, accompli le triomphe de l’Église, et réalisé le
salut du monde.
En disant que le Seigneur a élevé Israël son
serviteur, Marie fait référence à l’ancienne coutume de déposer l’enfant
nouveau-né au pied du père qui devait le soulever de terre pour le reconnaître
comme étant son enfant. Et c’est ainsi que fait Dieu pour Israël qui gît à
terre : il le soulève pour
reconnaître son enfant celui qui le servait auparavant. Et en disant que « le Seigneur se souviendra de
la promesse qu’il avait faite pour toujours », Marie fait comprendre
la longueur du temps qui doit s’écouler avant que survienne pareil événement,
comme une chose oubliée dont on se souvient à l’improviste. Et, en ajoutant que
Dieu fera comme « il l’avait promis à nos pères, à Abraham et à sa
descendance », elle démontre sa foi en l’antique promesse, rappelle
que cette promesse a été renouvelée à David, et confirmée de siècle en siècle à
ceux dont la foi en Dieu ne peut manquer, quelle que soit la longueur des temps
qui doivent passer, parce que, pour Dieu, mille ans sont comme le jour
d’hier (Ps, 89,4).
25. Dans ce cantique, le plus simple et le
plus sublime à la fois, sont réunies toutes les prophéties antiques, est
résumée l'histoire de l'Église, est condensé le suc de la sagesse évangélique,
en est raconté l'effet merveilleux et ineffable, et expliqué la toile de la
divine providence et bonté envers le genre humain pêcheur, dans un remerciement
magnifique qui célèbre ce Dieu qui a élu son humble et fidèle servante entre
toutes les femmes, et en formant de son Esprit le Rédempteur dans son sein
immaculé, et qui a fait des grandes choses non seulement en Marie, mais par
Marie pour toute la descendance d'Abraham.
De toutes ces choses, si vous les méditez sans
cesse en récitant le Cantique de la Vierge, mes chères filles, vous ne pourrez
faire autrement que de vous sentir enflammées d'amour, de gratitude et de
profond respect pour celle qui est la Mère de notre Dieu, et qui est aussi en ceci et par ceci la tendre de mère de vous toutes, de nous
tous.
Gaète, 31 décembre 1848
Traduit de l’italien par
Marie-Catherine Bergey Trigeaud
1 Pour célébrer
Noël, Rosmini a pris l’habitude de rédiger un opuscule qu’il destine aux sœurs
de la Providence de Domodossola, et qui est
« un cadeau non de chose terrestre, mais spirituelle », comme
il l’indique dans la dédicace de ce texte. Mais, à cette période, il se
trouve à Gaète, en Italie, où il a rejoint Pie IX qui s’y est réfugié pour fuir
les troubles de la révolution romaine de 1848. Ce séjour douloureux pour le
Pape, l’est tout autant pour Rosmini,
qui se voit l’objet de manœuvres hostiles de la part de l’entourage pontifical,
et même d’une tentative d’assassinat ! Rosmini, au prise avec des
puissances étrangères qui tentent de ruiner non seulement son pays – pour
lequel il s’est beaucoup engagé – , mais aussi les idées – à la défense
desquelles toute son œuvre est consacrée –
et les êtres – qui demeurent
indéfectiblement la fin de sa vocation religieuse – , est particulièrement
sensible aux mots de la Vierge. En effet, Marie, qui s’appuie sur la Genèse,
les Psaumes, et reprend les paroles des prophètes, parmi lesquels Samuel, Job,
Isaïe et Habaquq, annonce avec force la fin du règne de ces puissances qui
torturent et la libération des opprimés. Il est plus habituel de donner à ce
Cantique le titre de « Magnificat », et, aidé en cela par l’art
musical et une liturgie parfois enrubannée, de s’en tenir au déploiement de
l’exaltation exprimée dans la première partie du texte. Il l’est beaucoup moins
d’y souligner la nature assez revendicatrice de ce que l’on pourrait nommer
tout aussi bien : hymne aux droits de l’homme et à la spiritualité
active ! C’est pourtant ce qu’a fait Rosmini, avec l’audace qui le
caractérise, et qui parvient à dépouiller ainsi ce texte percutant de toute
fioriture dont il n’a pas du tout vocation à s’encombrer. Il faut s’attarder
sur l’annonce de la conversion d’Israël, prédiction du reste coutumière chez
les spirituels catholiques. Il ne faut y voir strictement aucun antisémitisme.
Rosmini en était complètement dépourvu, et n’avait-il pas d’ailleurs prié Pie
IX de laisser portes ouvertes au ghetto de Rome ? Mais pour Rosmini, la
séparation d’avec la religion mère, celle de Marie et, ne l’oublions pas, du
Christ lui-même, lui est insupportable. Il y a là une interrogation sur cette
réalité, et il scrute les textes de l’Ancien Testament pour y lire de quoi
rassurer son tourment, un tourment aimant pour ce peuple sans lequel la suite,
c’est à dire l’Église du Christ, n’eut pas été possible.
2 Comme pour toutes nos traductions, les passages de la
Bible sont tirés de la version de La Bible de Jérusalem, Cerf, Paris,
1986.
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© Centre français de spiritualité rosminienne / 21
décembre2012