Antonio Rosmini

Expérience et témoignage

Centre français de spiritualité rosminienne

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Offrande de sang, eucharistie, transsubstantiation

A la mémoire de la mort d’Antonio Rosmini, le 1er juillet 1855

 

par Marie-Catherine Bergey Trigeaud

 

 

Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime

Jn, 15, 13

 

 

Le mois de juin est, dans l'année liturgique catholique, assez profondément marqué par des fêtes votives chargées de forces symboliques. Parmi ces fêtes, celle de la célébration du Christ Rédempteur, qui a aussi une autre indication parfois omise, celle du Précieux Sang. Plusieurs raisons expliquent cette omission, la plus évidente est peut-être la plus simple, car il faut bien reconnaître que l'évocation du sang suffit en elle-même à rebuter, à fortiori dans nos sociétés ayant perdu, et il faut s'en réjouir, l'expérience de la vue facile de cet élément terrifiant. Si bien que l'anthropologie s'en est emparée, déplaçant ses terrains d'observation chez des sociétés dites primitives. Reste que l'on peut s'interroger sur le fait de savoir si revenir à des conceptions originaires suffit à permettre de retrouver le sens des choses, que la modernité a enfoui sous l'épaisse couche des connaissances scientifiques, avec, pour conséquence, une modification du rapport de l'homme à sa constitution naturelle élémentaire.  De quel rapport s'agit-il? Il n'a pas fallu énormément réfléchir pour comprendre que le sang est lié à la vie, et que le perdre entraîne assurément la mort. Une maladie peut avoir des causes et des effets mystérieux. Pas l'hémorragie dont la conséquence radicale est manifeste. Le lien étroit entre sang et survie a donc été immédiat. A ce lien si évidemment précieux fut forcément attribué des pouvoirs, et des pouvoirs les plus élevés en raison du prix du sang, auquel s'est très vite attachée quantité de vertus. Aussi, le sacrifice sanglant fut-il le moyen ultime et suprême retenu par l'homme pour accomplir la chose la plus difficile : établir de la façon la plus efficace un contact avec les puissances invisibles à des fins divinatoires, expiatoires, apotropaïques ou propitiatoires.  Avec, de façon quasi générale, les mêmes ingrédients depuis la nuit des temps : un sacrificateur, un autel, une victime. La victime fut tout à la fois homme ou animal[1]. Il n'est donc pas surprenant que les récits testamentaires s'en soient fait écho, retraçant l'évolution de cette pratique terrifiante pour la conduire dans le mode symbolique : le sacrifice d'Abraham est modifié par intervention divine, l'animal remplace la victime humaine, le fils est épargné. Moïse lui-même introduit un interdit, et l'interdit devient un tabou : "tu ne tueras point", tabou entretenu depuis dans l'A.T.. Grégoire de Nysse, dans sa Vie de Moïse,  au chapitre "De la mort des premiers-nés" égyptiens, va même jusqu'à donner une interprétation au second degré de l'événement : il s'agit "pour celui qui engage la lutte de la vertu contre quelque mauvais penchant (de) détruire les mauvais mouvements dès leur première apparition"[2]. 

 

D'où la force de la figure christique qui incarne à la fois la réalité et le symbole de cette pratique si "chargée" pour en faire la pierre angulaire de la vie spirituelle des hommes qui veulent bien la suivre, et celle de la construction de l'Église : le sang versé par le Christ correspond bien aux vertus attachées traditionnellement à la pratique du sacrifice sanglant, et cet événement se prolonge tout au long de l'histoire de la chrétienté par une liturgie particulière qui est le moment culminant de chaque messe, le sacrement de l'eucharistie. Les ingrédients sont les mêmes : le sacrificateur qui est le prêtre célébrant, l'autel qui est la pièce maîtresse de toute église catholique, et la matière sacrificielle, du pain azyme et un peu vin. Rassurons-nous, la comparaison d'avec les temps anciens s'arrête là : l'autel n'est plus un lieu où se mêlent horreur et souffrance, au contraire, il rivalise de beauté de bâtiment en bâtiment. Simplement, pour ne pas noyer dans l'esthétisme le rappel de la souffrance, sur la pierre qui constitue la table d’offrande et de célébration, une petite excavation contient toujours une relique de saints martyrs. De même, le prêtre n'a plus rien d'un bourreau! Bien au contraire, il est le médiateur, consacré lui aussi, d'un Dieu aimant, à l'image de son Fils,  et des fidèles dont il a le soin.

Quant à la victime, c’est ce pain et ce vin choisis par le Christ pour le représenter, que le prêtre, en vertu des pouvoirs sacramentaux de l'ordination qu'il a reçus, transforme en corps et sang du Christ : c'est la transsubstantiation[3]. Tout ceci en mémoire de cette première transsubstantiation que fit la victime elle-même la veille de sa mise à mort sur une croix, accomplissant ainsi le rite initial et demandant aux apôtres témoins de le refaire après lui : "Faites ceci en mémoire de moi", acte mémoriel dont l'Église catholique se fait, depuis sa fondation, le dépositaire et le garant.

Mais ce sacrement[4], soulignons-le, a une autre fonction : le pain et le vin ainsi transsubstantiés en corps et sang du Christ, chaque fidèle est invité à le manger et le boire, pour alimenter sa vie spirituelle et le lien avec, paradoxe audacieux de la foi, ce Dieu incorporel. Intervient ici alors un autre dépassement symbolique, en cette manducation spirituelle qui n’est pas sans rappeler l'anthropophagie rituelle des primitifs. La victime, non seulement s'est offerte corps et sang, mais elle s'est offerte à être consommée. Boire son sang, c'est une expression populaire qui sert à souligner l'intensité d'un sentiment tragique. Boire ainsi le sang du Christ sous l'espèce du vin, est donc une pratique de spiritualité intense. Même si la pratique se dilue dans l'habitude, et on peut le déplorer, la "communion" [5] de la messe catholique est le moment culminant de la célébration, celui où le fidèle "mange" son Dieu, corps et sang, sous la forme du pain et du vin, à Sa demande, et pour mieux s’unir à Lui.

Ainsi,  le sacrifice du Christ dépasse de loin les pouvoirs des sacrifices anciens, Paul le rappelle aux Hébreux (He, 9, 25-26) : " ce n'est  pas (…) pour s'offrir lui-même à plusieurs reprises, comme le fait le grand prêtre qui entre chaque année dans le sanctuaire avec un sang qui n'est pas le sien, car alors, il aurait dû souffrir plusieurs fois depuis la fondation du monde. Or c'est maintenant, une fois pour toutes, (…) qu'il s'est manifesté pour abolir le péché par son sacrifice". Par cette distinction, Paul relève ici la différence d’avec les  anciennes formules à répétition : l'unicité de l'événement, en proportion avec sa visée qui est de tirer l'homme de son péché, l'amener à la vie nouvelle sur le chemin du salut, bref, en faire un homme nouveau, re-né dans le sang du Christ. Événement qui restera comme un sceau indélébile dans le destin et des hommes et de l’Église. Car le sacrifice christique va se prolonger au cours de l'histoire, et, tout d'abord, dans les sacrifices des premiers chrétiens, ces martyrs qui choisirent de descendre dans l'arène, préférant y mourir pour ne pas trahir leur foi. Les premiers pas des croyants s'accomplirent ainsi, dans le sang de leur sacrifice, qui a nourri la terre intérieure de l'Église, et qui explique que, en devoir de mémoire, l'on ait repris chacun de leur nom. Mais le sacrifice de sang n'est plus à Rome, ni à Lyon. Il est ailleurs et de tous les temps, au grès des violents refus de sociétés qui poussent leur intolérance jusqu'au crime, violences que les chrétiens ont subies et subissent encore, mais qu'eux-mêmes ont aussi infligées à d'autres, oubliant les interdits de ses Pères et du Christ, en se soumettant à la loi du monde.

Cependant, ce sacrifice prend aussi des formes plus subtiles. Nous l'avons dit, notre modernité efface le réalisme de la chose, on ne sacrifie plus les enfants premier-nés pour plaire à une quelconque divinité, mais le drame demeure : l'homme peut de mille façons souffrir jusqu'au plus profond de son être de cette souffrance qui pénètre dans le mystère de l’être, jusqu’à l’infini, tant est infini, précisément, ce mystère intérieur propre à tout homme et que Dieu peut seul sonder.

C'est ce que nous explique ici Pier Paolo Ottonello à propos de Rosmini dont le premier juillet est l'anniversaire de la mort, d'une mort non naturelle, qui ajouta le nom de Rosmini à la liste vertigineuse de tous ceux qui ont, volontairement ou non, offert leur sang pour Dieu, victimes innocentes de la guerre ou toute sorte d'injustice, victimes connues ou inconnues des sacrificateurs publics ou privés.

 

 

 

© Centre français de spiritualité rosminienne / 1 juillet  2012

 

 

 

 



[1] Une littérature abondante n'en finit pas d'épuiser le sujet, depuis le Rameau d'or de Frazer, dont les récits sur le  sujet, couvrant à peu près toute la planète, nous donne une image effrayante de ce que l'homme, depuis ses origines, est capable d'infliger à ses semblables, avec les meilleures intentions de son époque. Mais voir Michèle Cros, Anthropologie du sang en Afrique, Connaissance des hommes, L'Harmattan, 1990, qui nous plonge dans l'expérience personnelle, celle de l'auteur s'étant immergée et cela, jusqu'à l'initiation, dans une société africaine, celle des Lobi,  pour y étudier le tabou du sang.

[2] Grégoire de Nysse, La vie de Moïse, 2007, trad. J. Daniélou, Cerf, Paris, p. 161.

[3] Pour les non avertis, reprenons la définition du dogme catholique de la transsubstantiation. Il s'agit ici d'un sacrement qui intervient lors de l'eucharistie, de "eucharistein", mot grec traduisant l'expression hébraïque désignant les bénédictions juives prononcées au moment du repas. Le mot eucharistie est repris dans la liturgie catholique de la messe et désigne alors à la fois le mémorial de la dernière cène du Christ la veille de sa Passion, la transformation du pain et du vin en la présence réelle du Christ et la communion. Pour la communion, voir infra note 5. L'on comprend aisément la vertu de mémoire à laquelle fait référence l'acte sacramentel. Mais celui de transformation est un vrai défi à l'esprit de l'homme en quête de vérité, un vrai scandale pour la modernité, renvoyant  à l'enchantement ou à obscurantisme tout ce que l'on ne peut comprendre avec les sens et avec les outils scientifiques. Car comment accepter la vérité d'une pareille assertion, que définit avec force le Concile de Trente, qui entendait ainsi lutter contre les contestations violentes à ce sujet "en ces temps malheureux qui sont les nôtres", comme le dit le texte conciliaire à propos de la Réforme. Le concile proclame en effet au chapitre 4 DS 1642 : " Parce que le Christ notre Rédempteur a dit qu'était vraiment son corps ce qu'il offrait sous les espèces du pain (Mt 26, 26-29 ; MC 14, 22-25) ; L 22, 19 ; 1 Co 11, 24-26) on a toujours été persuadé dans l'Église de Dieu - et c'est ce que déclare à nouveau aujourd'hui ce saint Concile - que par la consécration du pain et du vin se fait un changement de toute la substance du pain en la substance du corps du Christ notre Seigneur et de toute la substance du vin en la substance de son sang. Ce changement a été justement et proprement appelé par la sainte Église catholique, transsubstantiation.". Et d'insister :  " Le Christ est donc vraiment réellement et substantiellement contenu sous l'apparence de ces réalités sensibles". Il est forcément difficile d'admettre que les attributs d'une substance demeurent, quand la substance devient autre! Mais peut-être est-ce là que le chrétien peut librement choisir de mettre un genou à terre, en ayant déposé son orgueil et les exigences de son esprit, de cet esprit pourtant prévu par Dieu pour que sa créature acquière sa liberté. Paradoxe à comprendre avec les yeux de la foi. Rien n’est impossible à Dieu, qui reste maître de sa création, en affolant les repères de notre compréhension, non pour nous humilier, mais pour nous placer dans la disposition favorable, selon ses vues, à l’entretien intérieur auquel Il nous convie ainsi. Dans ce cas, cet événement s'entend comme le point culminant de la théologie catholique, en ce mémorial sacramentel qui rapproche l'homme de son Dieu de façon aussi intime, événement sans mesure et sans pareil, et qui, pourtant, a lieu régulièrement, lors de chaque messe, et parfois, en toute indifférence!

[4] Nous distinguons évidemment le rite du sacrement : même si ce dernier obéit aux critères du rite, il s'agit là d'un événement sacré qui dépasse le rite, sous l’effet d’un « signe »divin, au point, pour l’eucharistie, d’être la cause d’une modification substantielle.

[5] Communion : moment liturgique de la fin de la messe, précédé et préparé par des lectures, prières et méditations,  où les fidèles s'approchent de l'autel pour recevoir l'hostie, et, mais pas toujours, du vin qui leur est présenté dans un calice, l’hostie devenue le corps du Christ, et le vin, son sang sous l’effet du sacrement de l’eucharistie. S'en suit un instant plus ou moins court de recueillement pour permettre au fidèle de parler à ce Dieu qu'il a ainsi accueilli au plus profond de lui-même.